Minka, ma ferme au Japon
John Roderick
Traduit de l’anglais (américain) par Benjamin Aguilar Laguierce
Un petit déjeuner inoubliable
C’est le soir du dimanche 7 décembre 1941 qu’est née ma haine pour le Japon et les Japonais, une nation et une race que je connaissais à peine.
J’avais alors trente-six ans, j’étais le seul éditeur de service au bureau de Portland, dans le Maine, de l’Associated Press. C’était un dimanche tranquille sans histoire quand la cloche du télétype se mit à retentir, me soustrayant à ce rêve éveillé dans lequel j’avais sombré.
On pouvait lire sur le message urgent :
« LES JAPONAIS BOMBARDENT PEARL HABOR »
Les détails apparurent ensuite dans le cliquetis des télétypes : Des bombardiers embarqués de la Marine impériale japonaise armés de torpilles ont détruit sans prévenir presque toute la flotte américaine amarrée à Pearl Harbor, sur l’île hawaïenne de Oahu. Huit cuirassés ont été coulés ou gravement endommagés, 188 aéronefs détruits, 2280 soldats tués et 1109 blessés. Soixante-huit civils ont aussi perdu la vie.
Au vingt-et-unième siècle, l’ennemi est moins visible, plus difficile à localiser. Il agit dans l’ombre de QG secrets et frappe de nombreuses cibles difficiles à identifier et à défendre. Mais en 1941, il n’y avait aucun doute au sujet de l’ennemi. C’était le l’Empire du Japon. Un patchwork de faits, de fantaisie et de propagande avait persuadé des années durant les américains, dont je faisais partie, que le Japon était le mal et que les Japonais étaient des monstres aux grandes dents, myopes, cruels et lents d’esprit.
Suite à mon enrôlement dans l’armée en 1942, j’étudiai le japonais à l’université de Yale dans le cadre d’un programme militaire dédié à la formation d’interprètes en quantité suffisante pour l’occupation du Japon vaincu.
Tout aussi agréables qu’ils fussent, mes enseignants, des Japonais internés le temps de la guerre, ne suffirent pas à dissiper ma révulsion. La marche de la mort de Bataan, aux Philippines, qui avait ôté la vie à de nombreux prisonniers de guerre américains, et autres atrocités ultérieures, n’ont fait qu’accroître ce dégoût pour le Japon et les Japonais.
À la fin de la guerre, en 1945, je fus promu correspondant de l’AP en Chine. Devenir correspondant m’a ouvert les yeux sur un nouveau monde fascinant. Dans le mois qui a suivi, j’étais à Yan’an, et vivais dans une grotte dans la capitale assiégée des communistes chinois, à fréquenter Mao Tsé-toung. J’ai couvert la tragique tournure des évènements qui mènerait à leur conquête de la Chine en 1949.
De là, je suis allé à Amman, en Transjordanie, pour rendre compte de la naissance de l’État d’Israël et la tentative du monde arabe de le tuer dans l’œuf. Ensuite, je me suis installé dans le Londres et le Paris (la ville de mes rêves) d’après-guerre et après l’Indochine où j’ai relaté la défaite française à Diên Biên Phu.
À Saigon, je reçus en 1954 d’un ami japonais une invitation à visiter Tokyo en vacances. La Seconde Guerre mondiale avait pris fin neuf ans plus tôt. Je décidai d’accepter.
Je m’attendais à voir une ville peuplée des stéréotypes cruels et déplaisants de l’appareil de propagande militaire. Au lieu de cela, je fis la connaissance d’une nouvelle génération de Japonais aigris par une guerre fomentée par leurs aînés à leur pays et désireux d’en savoir plus au sujet des Américains, qui avaient mené l’occupation militaire d’une main certes ferme, mais aussi compatissante et intelligente, ce qui ne fut pas le cas des Japonais.
Ils étaient jeunes, ces Japonais, pacifiques et plus pro-américains que la plupart des Français que j’avais rencontrés à Paris.
Après des années et des années passées à haïr les Japonais, je les trouvai soudainement intéressants, intelligents et enthousiastes à l’idée de la démocratie et de la liberté. La majorité des jeunes Japonais était lasse du militarisme. Ils avaient hâte de s’essayer aux privilèges de la démocratie, de manifester et de protester, ce qu’ils faisaient presque quotidiennement, sans s’exposer au risque de torture et d’emprisonnement. S’ils n’avaient pas eu leur mot à dire dans la rédaction de la constitution pacifiste promue par les Américains, ils l’avaient adoptée ardemment. Leur pacifisme patent prenait racine dans les villes détruites et les millions de morts. Honteux d’être catalogués en tant que parias, ils mouraient d’une envie presque maladive de se hisser au rang des nations civilisées. J’avais envie de ne plus voir les Japonais en tant qu’ennemis ; provisoirement, j’envisageais de les accepter en tant qu’amis.
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Benjamin Aguilar Laguierce est traducteur professionnel. Après des études hispaniques spécialisées en traduction et linguistique (master études hispaniques et hispano-américaines) et en traduction (master traduction pour l’édition, spécialité anglais), il se dédie à la recherche (doctorat en traductologie) en traductologie, linguistique et lexicologie, la traduction éditoriale, la jurilinguistique et la traduction technique.