Extrait de traduction

Complexe (Complejo)

Santiago Vizcaíno

Traduit de l’espagnol (Équateur) par Benjamin Aguilar Laguierce

 

I

 

moi tout ce que je voulais c’était voir la mer de malaga. je m’étais mis dans la tête cette drôle d’idée, qu’on pouvait voir l’afrique depuis là. quel imbécile ! je suis resté deux jours à madrid et j’ai eu peur. peur de ces milliers de paires d’œils qui me scrutent de haut en bas comme une bête de foire. s’il n’y avait pas tant de ces satanés équatoriens ici ça serait une autre histoire. peut-être même qu’on me prendrait pour une babiole folklorique. ouais, mais non. il commence à faire un froid de chien et moi j’ai que ce blazer de merde, comme un brigand cultivé. ou plutôt comme un brigand au blazer made in china. ouais, parce qu’en équateur, tout ce qu’on te présente comme « amerloque » ou italien ou français, c’est chinetoque. même ces saloperies des boutiques : ne pas laver à la machine. ne pas sécher directement au soleil. ne pas repasser à haute température. à quoi bon cracher 150 dollars si rien qu’en l’enfilant tu le crèves ton blazer. et toi aussi, tu te crèves. c’est comme ça.

quand t’es à madrid tu te sens tout chose. précisons : comme une grosse merde étalée devant le palais royal. et ce froid, rien à voir avec nos simagrées à quito, nos « achachay », mais alors rien. tu te tapes la plus grosse gueule de bois de ta vie, tout ça à cause du froid. encore, le froid, ça passe. mais alors la gueule de ces nasillards, c’est insupportable, on comprend bien ce qu’a dû sentir moctezuma quand il s’est trouvé nez à nez avec le canon de cortés. et le pire, c’est que ça te rentre dans la peau, en deux heures tu prends l’accent de la vache espagnole. et la vache espagnole elle t’emmerde. mais à madrid tu seras toujours une bête de foire au blazer chinetoque, un peu comme un rat mort dans une rue de caracas. une ruelle, celle du coupe-gorge. il peut sembler surprenant qu’un latino descendu de ses andes, qui devrait nettoyer des chiottes, s’habille comme ça : un dandy néobaroque, en quelque sorte. un vulgaire spécimen qui s’enfile du jambonneau aux patates à vingt euros le plat. ces putains de patates qu’ils mangeraient pas s’ils avaient pas violé mon arrière-arrière-arrière-grand-mère. mes pensées, bien entendu, c’est de la sous-merde : sous-développé souterrain suburbain. mais je ferme pas ma gueule, je dis ça à une immigrée chilienne qui me dévisage comme si je l’avais offensée.

toujours est-il que c’est impossible de vivre à madrid. tel est mon lot quotidien : le sous-sol d’une pension au numéro 20 de la san mateo en face du musée de la renaissance. les talons aiguilles des espagnoles qui parlent à toute vitesse et enfilent vite fait bien fait leurs bas en soie. des enfants bien élevés qui disent : c’est crade, bon papa, c’est crade. putain de merde. rebelote, je me sens encore une fois comme un sous-développé qui se prend pour quelqu’un d’à peu près cultivé mais qui n’a personne à qui parler de littérature ni de cinéma ni de musique ni de rien du tout. c’est pour ça que je me suis senti récompensé quand ils ont passé un porno espagnol après minuit. c’était la première fois que je faisais l’amour à une espagnole. façon de parler. l’amour elle le faisait ailleurs. en équateur, t’as que youporn et des suédoises des polonaises des russes et des roumaines. des blondes par centaines chinées au marché aux puces, mais on va pas faire la fine bouche.

mon oncle vit ici. c’est un immigré. il loue ce sous-sol froid et il le sous-loue à une chilienne et une équatorienne qu’on ne voit que deux fois par semaine. c’est un sous-monde, celui de l’immigration. les équatoriens ici sont comme une plaie. enfin ils sont aussi un peu utilitaires. on sait bien ce qu’ils font, ce que les espagnols refusent de faire. ou du moins à hauteur de leur pauvreté. ici les équatoriens sont pris de schizophrénie vitale. il se trouve que leur esprit est partagé en deux. ils vivent de la nostalgie. mais ils se sont aussi habitués à un style de vie confortable qui est celui que propose ce que l’on appelle le premier monde. quand ils rentrent en équateur, ils sont mal à l’aise. ils parlent différemment. ils s’habillent différemment. ils en viennent même à voir leurs racines avec mépris. c’est leur vengeance. le racisme dont ils sont victimes en espagne, ils le rendent largement à leurs prochains. la faiblesse identitaire de l’équatorien transforme les immigrés en monstre culturel.

mon oncle est un gars qui travaille dans l’hôtellerie. il est serveur et plongeur dans un restau de fruits de mer. les gens font la queue pendant des heures pour y manger. grâce à lui j’ai pu déguster des trucs bizarres couteaux, des pouces-pieds ou des crabes dormeurs. j’ai aussi mangé des tripes à la madrilène, on appelle ça de la guatita en équateur. mais bien sûr, ce qu’il y a de meilleur, c’est le vin. tout le monde le sait. pour un euro tu peux acheter un pinard rance et rugueux qui te coûterait dix fois plus en équateur. tout le monde le sait.

je vais passer trois jours ici. j’ai toutefois déjà pu me faire une petite idée de ce monde. ce qui m’intéresse surtout c’est la vie de ces personnages appelés immigrés. les espagnols sont assez prévisibles. conservateurs à mort. mais ils savent très bien exploiter les touristes. enfin c’est une autre histoire. le sud-américain en général est un phénomène enrichi. sa condition le rend plus complexe. même sa langue a muté, et bizarrement. c’est poilant de les entendre dire tío, joder,macho, que te den por culo en sus des expressions idiomatiques propres à leur culture. les équatoriens et les boliviens tirent leur épingle du jeu. ce sont des alcooliques violents. leurs rares moments de repos sont entièrement dévoués à l’absorption de bière, la plus alcoolisée. ils se réfugient dans leurs appartements avec la plus ferme intention de s’autodétruire. c’est pour ça qu’ils se tapent facilement sur la gueule. et font des cocus. il y a une frénésie sexuelle, parce que dans leurs pays, c’est péché. oh douce espagne, couvre ton sexe que je ne saurais voir.

moi, je ne suis pas un immigré. je refuse d’en être un. je les regarde avec colère. mais je suis obligé de jouir de leur délire. il y en a qui veulent rentrer, et d’autres pas. ceux-là se font une idée nostalgique d’eux-mêmes. ceux-ci ont muté, ils ne savent plus ce qu’ils sont. à moins que. ils savent qu’ils ne rentreront probablement pas. ce renoncement revient à s’espagnoliser. les autres ne parviendront jamais à s’intégrer. ils se cassent le cul à travailler pour envoyer de l’argent en équateur, pays qui est la terre promise dans leur imaginaire. pour eux, c’est une lutte. ils voient dans le travail leur sacrifice. ceux qui renoncent vivent au jour le jour. ils veulent enterrer leur passé. en général, ce sont les plus jeunes. ils rêvent d’intégration. ils sortent avec les espagnols. ils s’habillent comme eux. ils mangent comme eux. souvent ils n’ont que mépris pour l’équateur. ils ont évolué.

[…]

Benjamin Aguilar Laguierce est traducteur professionnel. Après des études hispaniques spécialisées en traduction et linguistique (master études hispaniques et hispano-américaines) et en traduction (master traduction pour l’édition, spécialité anglais), il se dédie à la recherche (doctorat en traductologie) en traductologie, linguistique et lexicologie, la traduction éditoriale, la jurilinguistique et la traduction technique.

benjamin@laguierce.com

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